Quiconque s’intéresse au corps humain et à ses représentations artistiques contemporaines gagne à connaître le travail plastique de Dominique Renson. Cette artiste parisienne, avec une maturité reconnue, peint comme personne nos corps, fragilité et sursauts d’émotion sensible confondus, dans la grande veine du réalisme expressionniste. Intitulée « Flottement, résurrection », cette nouvelle exposition confirme la maîtrise technique de l’artiste et, tout autant, les obsessions qui sont les siennes. Un unique médium, le tableau, peint à l’huile, souvent de grand format. Un unique sujet, jamais idéalisé, le corps de la femme et de l’homme d’aujourd’hui, en général dévoilé, exposé comme chair autant que comme figure.
L’exposition « Flottement, résurrection » présente une petite vingtaine d’œuvres récentes, des portraits uniquement, tous consacrés à des amis de l’artiste, outre à sa mère. La plupart se présentent sur un fond noir, de façon significative. Le recours au noir ou à une couleur unie en toile de fond, comme l’enseigne Le Fifre de Manet, supprime tout contexte et oblige le regard au resserrement sur la figure, qui se retrouve comme en suspension. Pas d’alentour, pas d’ombres, juste le corps qui, ainsi mis en scène, prend des airs d’abstraction. Quoiqu’il demeure bien réel : il est et il flotte d’un même tenant. Une chose est sûre. Ainsi circonscrite et isolée, comme placée à l’intérieur d’une mandorle invisible, la figure ne saurait nous échapper, à nous autres regardeurs. Quelles figures de chair ? Des couples, souvent. Des personnes seules, aussi. Habillées parfois, le plus souvent nues. Dans un cas, une figure dédoublée, celle de John (qui) flotte dans la mer – deux fois la même tête, ici, émerge des flots. Autre cas, trois personnes mais pour une légende, Solange et Michèle, comptant deux noms seulement. Une question de dédoublement, de déguisement, un personnage qui en vaudrait deux ? Une autre toile montre, sur fond noir, les célèbres artistes Pierre et Gilles, assis l’un à côté de l’autre sur un banc. Ce couple à la ville, s’il paraît uni (même vêtement, même maintien), semble cette fois se désunir : les regards pointent des directions différentes, générant le sentiment d’une double solitude. La grande taille des toiles suscite sans peine l’identification : chaque figure est représentée proche de sa taille réelle. Familiarité, proximité. Ces corps pourraient être les nôtres, sans doute. À ceci près, cependant : chaque portrait est pour Dominique Renson l’occasion de spécifier ses modèles, de les caractériser, de les faire valoir à un point tel de singularité qu’il est hors de question de s’y assimiler, ou alors tout au plus symboliquement. L’artiste, en vérité, peint des « je », des « moi ». Elle ne nous entretient pas d’un individu universel mais de sujets, d’êtres qui sont eux-mêmes avant d’incarner l’humanité envisagée comme essence partagée.
La peinture de Dominique Renson portraitiste cultive sans masque une normalité toujours doublée d’une charge d’énigme et d’étrangeté. Normalité : les personnes peintes existent, sont bien réelles. Énigme et étrangeté : qui sont ces personnes, au-delà de l’apparence ? Sa stratégie consiste à affecter à la peinture un rôle clair, de dévoilement de la personnalité. Raison en vertu de laquelle, pour Dominique Renson artiste inquiète de soi et de l’Autre, l’idéalisme ou la généralisation s’avèrent d’office douteux et, comme tels, à bannir. Ma mère morte : pas de sentimentalisme à la Roland Barthes, qui fond d’amour et de perdition, dans La Chambre claire, une fois devant le cadavre de sa mère qui vient de décéder. Chez Renson, la chair morte de la mère dont elle fait le portrait dans son ultime sommeil est de la chair morte. Les traits du visage maternel, crispés par la rigidité cadavérique, ont quelque mal à laisser fuser la bonté ou quelque trait de bonhommie serviable d’ordinaire marié à l’idée de maternité. Elle, la fille, peut s’affliger de la perte de sa mère, c’est humain. L’image, en revanche, doit se l’interdire. L’image peinte, chez Renson, ne pleure ni ne larmoie. Elle enregistre, elle constate, elle donne à voir le réel tel quel. Dominique Renson ou le réalisme au prix fort, celui parfois, pour certains d’entre nous, du désenchantement, de la déception devant la misère somatique, la pauvreté charnelle ainsi révélées. On supporte mieux cette peinture, ceci posé, sitôt que l’on cesse de miser sur le paraître et que l’on admet en lieu et place la part périssable de l’humain. Part périssable, chez Dominique Ranson, souvent contrebalancée par une mis en forme de l’énergie des sujets peints ou par ce qu’on pourrait appeler l’expression de leur « projet de vie », un signe, celui-ci, de force. Johnny Blue Eyes et Suzanne : ce couple hétérosexuel présenté sur fond gris isole deux individus qui, pour former un couple, n’en apparaissent pas moins fort dépareillés. Suzanne, demi-nue, en slip, assume pleinement sa féminité. Johnny Blue Eyes, à l’évidence, beaucoup moins sa masculinité. En escarpins à talons hauts et bas féminins remontés à mi-cuisses, sa taille ceinturée d’un porte jarretelles, ce dernier arbore sur sa tête chevelue la couronne d’épines du Christ. Signe d’une déréliction, d’une impression de déclassement ? Peut-être. Reste que se portraiturer ainsi en gloire signale la maîtrise de sa propre image, renverrait-elle à une psychologie tiraillée en tous sens, sexuellement comme métaphysiquement.
Le souci de Dominique Renson de coller sans concession à la réalité profonde des êtres n’est jamais autant visible que quand il s’agit pour elle de « présenter » (rendre présent) quelqu’un. Danse avec Ali expose à nos regards un couple d’homosexuels aux corps rapprochés. Les modèles se frottent l’un l’autre dans des positions contournées, deux protagonistes qui dansent nus et quatre fois déclinés en un polyptique très cru. Leur danse n’a rien de macabre – danse érotique, plutôt, où l’artiste épingle les corps sur le fond uni d’un noir qui fait mieux ressortir la blancheur des chairs. L’humain appréhendé comme « singe nu » ? C’est possible. Il en va là, disons, de deux êtres sans autre protection que leur peau, vulnérables mais alors dynamiques malgré cette apparence d’une faiblesse native, saisis par l’euphorie du mouvement libre. Autre couple bien réel, et vraisemblablement complexe, celui que forment Christine et Sean. Deux blacks – un homme, un « shemale » (un transsexuel féminisé). Le portrait Christine et Sean cadre les deux visages et donne le change : aucun doute, il s’agit là d’un couple conventionnel, hétérosexuel. Autres tableaux, consacrés cette fois à Christine seule, présentée sur fond noir comme un Christ (Christine crucifiée) ou comme une Ophélie nageant sur le dos (Christine flotte) : le corps est plein, riche de chair, et les seins, particulièrement développés. L’anomalie, relativement à la vision attendue et normative, c’est cette fois ce pénis qui prend place sur le pubis de Christine, désignant le statut hors norme de ce modèle, un « shemale » qu’on aura d’abord pris pour une femme, plantureuse comme peut l’être une mère nourricière dans notre imaginaire si conformiste. Le corps soit, mais alors d’aujourd’hui. Le corps de nos contemporains. Nos corps à ce moment précis du temps, le maintenant. Les modèles de Dominique Renson, hommes, femmes, invertis, « trans », sont invariablement ses familiers, des personnes connus d’elle et, comme tels, des êtres qu’il serait peu équitable de portraiturer pour ce qu’ils ne sont pas. L’ecco homo cher à Renson est actuel, saisi à hauteur du présent, ou bien n’est pas.
Poses troublantes, rarement dans la norme, parfois incohérentes, de prime abord aberrantes. Parce que le modèle joue, tout simplement. Parce qu’il existe. Parce qu’il n’est pas qu’une figure, pas qu’un argument plastique pour une représentation lisse et édulcorée.
Un des jeux préférés des modèles de Dominique Renson, et d’elle-même, renvoie à la métaphysique. On vit, alors on envisage sa mort. On vit, alors on envisage pareillement sa propre survie. Les thèmes religieux de la résurrection, de l’assomption seront de la sorte être convoqués sans que l’on s’en étonne outre mesure : ce sont là des référents élémentaires de la conscience occidentale, imprégnée de judéo-christianisme. Chez Renson, il peut arriver que les personnages lévitent dans la toile, retenus à rien, sans amarres, comme s’ils avaient quitté notre monde (les Résurrections). Les modèles portraiturés peuvent aussi se montrer à nous couchés à l’horizontale, dans la pose du cadavre allongé sur le dos, sous la forme de gisants. L’artiste elle-même, ainsi, s’autoportraiture nue sous les traits et dans la position du Christ mort d’Holbein, un couché peint au XVIe siècle par le grand artiste rhénan, pour la cathédrale de Bâle, à partir de la figure d’un noyé repêché dans le fleuve.
Affilier la peinture de Dominique Renson à celle de la grande lignée des peintres du corps anxieux, celle d’Egon Schiele, Christian Schad, Francis Gruber ou encore Lucian Freud, n’est pas incohérent. Dominique Renson ne « portraiture » pas au sens classique du terme, qui suppose qu’un tour avantageux ou désavantageux soit donné à celle ou celui que l’on portraiture. Le portrait, chez elle, advient plus honnêtement comme révélation. Être ce corps-là dans la vie impose chez elle que l’on s’affiche tel quel en peinture. Le peintre comme maître psychologue, nourri d’exactitude.